Article 59 : Tokubetsu Hen, et les films en manga

La série "Tokubetsu Hen" de Détective Conan est entourée de mystères.
 Jamais traduite ni en français, ni en anglais, cette série de mangas attise toutes les curiosités depuis la publication de ses trois premiers chapitres il y a plusieurs années sur Internet. Le contenu de la série est inconnu, les Hommes en Noir font, selon la rumeur, des apparitions, Kaito Kid embrasse Conan... enfin bref, il est temps de remettre tout cela au clair.

Pour remédier à ce nuage de mystère qui les entoure, nous avons acheté tous les tomes de la série, du tome 1, paru en l'an de grâce 1997, au tome 39, sorti en 2014. Nous analyserons la série, de sa création à son succès, en passant par son héritage extrêment prolifique dans le monde de Détective Conan. C'est parti ! 



Pour commencer, la série se nomme "Tokubetsu Hen". ''Tokubetsu'' (特別) signifie en japonais ''spécial'', et ''hen'' (編) signifie ''série'', ''édition'', et par extension ''arc narratif''. '
'Bourbon Hen'', par exemple, signifie ''l'Arc de Bourbon''. ''Conan Hen'' signifie aussi ''la série Conan'', quoique les japonais auront tendance à utiliser le mot ''shirizu'' (シリーズ), transcription du mot anglais ''series'', pour parler d'une licence.
Comme leur nom l'indique, ces tomes ont quelque chose de spécial : ils ne sont pas dessinés par Aoyama, et ne font pas partie du canon de la série. Ce sont les assistants d'Aoyama qui les dessinent de façon sporadique (comprenez par là, un tome tous les 36 du mois), et ils sont mis en vente en volumes reliés tous les dix chapitres environ, c'est-à-dire comme Détective Conan.

La génèse du projet débute courant 1996. Conan a été lancé depuis deux ans, et est devenu le manga-phare du Shônen Sunday, qui carbure à cette époque-là. Conan est tout en haut dans les sondages de popularité de Shôgakukan, l'animé a été lancé le 8 janvier 1996, Aoyama grimpe les marches des mangakas les mieux payés du pays, l'argent coule à flot, c'est l'eldorado des éditeurs.
Et l'éditeur est une personne maligne (et légèrement fourbe) de nature. L'éditeur sait que Conan plaît. L'éditeur sait que les fans aimeraient que Gosho dessine plus de chapitres Conan.
Mais l'éditeur sait aussi que Gosho est déjà à fond de ses capacités, et ne peut pas dessiner plus d'un chapitre par semaine.
Ainsi, l'éditeur, subtil, fin, futé, malin, hypercéphalique et à peine combinard, se tourne vers les personnes les plus proches de Gosho à cette époque-là, ses assistants.
 Il demande aux assistants de l'époque de dessiner Conan, et décide que ceux-ci ont déjà une certaine maîtrise du dessin du personnage et de ''l'art'' du manga (qui n'est pas réellement considéré comme un art au Japon, mais on reviendra sur ça un autre jour), et qu'ils sont tout à fait capables de tenir un manga à eux seuls.

Ce que ça a donné, c'est qu'Eiichi Yamagishi, un des assistants d'Aoyama (et pas l'impresario de Yoko Okino, même s'ils portent le même nom :p), s'est donc mis à dessiner du Conan, avec des chapitres publiés semaine après semaine. Les affaires étaient simplistes, et généralement soit bonnes parce que copiées sur le manga DC, soit relativement mauvaises parce qu'inventées par Yamagishi lui-même (n'est pas Gosho qui veut). Le casting restait le casting de base : Conan, Ran, Kogoro, Agasa, Sonoko, les flics, les Détective Boys parfois. Mais rien de plus.
 Le succès fut au rendez-vous et le tome 1, contenant les chapitres 1 à 9, fut publié en janvier 1997. Les chapitres étaient sortis au préalable dans le magazine de prépublication de Shôgakukan ''Lady Bug'', obligeant ainsi les fans du petit détective à acheter et le Sunday pour ne rien rater de DC, et le Lady Bug pour avoir les dernières affaires des assistants (subtils, ces éditeurs...).

Dans le tome 1, c'est Gosho qui fait la présentation du nouveau chef de file de Tokubetsu Hen, Yamagishi. 

''Salut, c'est Aoyama, le créateur original de ''Détective Conan'' !
Ce livre a été écrit par Yamagishi-kun, mon kôhai d'université et bras droit dans Conan. Il est mon assistant.''

A partir de là, toutes les introductions ont été rédigées par le dessinateur en chef du volume, c'est-à-dire à tour de rôle Yamagishi, Abe, Marue, Kubota, etc.. C'est eux qui prirent les rennes de la licence, et depuis, Gosho n'a plus mis son nom dans la série.
 On ne sait malheureusement pas quelle a été l'influence de Gosho sur cette série, étant donné qu'elle n'est que rarement mentionnée dans les interviews. On peut imaginer qu'il les a aidés, leur a fourni des model sheets pour dessiner les personnages, les a conseillés dans les affaires, etc..

Les chapitres ont eu du succès, en surfant sur la vague de mode de Détective Conan, et les tomes ont été imprimés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. Le rythme était d'entre deux et trois tomes par an environ, chaque tome contenant entre sept et dix chapitres (pour aboutir à des tomes généralement aussi épais que des tomes de Détective Conan classiques, voire parfois plus épais). L'année qui vit sortir le plus de tomes était 2003, quatre tomes, à une période où le manga et l'animé Conan se vendaient très bien. Ca ne bat pas le record de tomes en une année de DC, qui est de cinq pour le moment, mais c'est déjà beaucoup pour un manga ''bonus'', publié parallèle.

 Le dessin s'est affiné au fur et à mesure de la sortie des tomes. Alors que certains dessins d'Abe s'éloignaient beaucoup du style de Gosho dans les premiers Tokubetsu Hen, la patte de dessin des assistants est devenue de plus en plus pointue, et, lors de la sortie du tome 39 en 2014, on pouvait finalement avoir quelque chose de très ressemblant aux dessins du Maître.

Malheureusement, niveau contenu, ce n'était pas toujours à la hauteur de ce que l'on a le droit d'avoir dans Détective Conan.
Les affaires, comme nous l'avons dit plus tôt, varient généralement entre le médiocre et le très bon. Certaines affaires sont totalement à éviter, tandis que d'autres, comme l'attentat du building de Tokyo (qui ressemble étrangement aux attentats du 11 septembre...?), sont excellentes.

Au fur et à mesure que le manga a progressé, les éditeurs sont devenus de plus en plus ambitieux. Kaito Kid a fait sa première apparition dans le tome 24, et les Hommes en Noir dans le tome 24, où on on rencontre deux nouveaux membres de l'Organisation, Amyrin (un membre de l'Organisation sous couverture qui prend Haibara en otage), et Generic, un ami ''d'enfance'' d'Haibara, légèrement amoureux d'elle, et qui meurt à la fin du tome. Les Hommes en Noir (Gin et Vodka cette fois-ci) reviennent pour le tome 35, et disparaissent sans laisser de trace comme d'habitude.
Même si les Hommes en Noir n'ont plus fait de réapparition depuis le tome 35, Kaito Kid est apparu plusieurs fois, et le casting s'est élargi (Heiji, Shizuka Hattori, Kazuha, Otaki, etc.).


Les assistants arrivent à donner le même punch aux confrontations avec l'Organisation que Gosho


Mais un nouveau problème majeur en terme de dessins est survenu plus récemment. Lorsque les assistants dessinaient tous relativement mal (la tête très déformée de Conan et Ran dans le tome 1...), il était impossible de différencier leur style de dessin. Mais depuis, un fossé a vu le jour entre les dessinateurs comme Yutaka Abe, Eichi Yamagishi et Denjiro Maru, qui se sont distingués par leur maîtrise des dessins de DC, et les autres assistants au talent bien moindre (Masaru Ota, Kazuhiro Kubota, etc.), qui eux n'ont toujours pas compris comment dessiner la série.

Ce qui en résulte, c'est un désequilibre entre les tomes. Le tome 35 est très bien dessiné et ressemble bien à du Gosho, alors que le tome 36, lui, est relativement mal dessiné. Pire que les premiers dessins d'Aoyama dans Magic Kaito, c'est dire.
Au final, c'est bien dommage, ce sont les assistants les moins talentueux (Ota et Kubota en tête) qui ont été mis à la tête de la direction des Tokubetsu-Hen récemment, ce qui fait que beaucoup des derniers tomes ont été dessinés avec l'anus. Au contraire, les tomes faits par Yamagishi et Abe sont de véritables délivrances, et arrivent à être comparés aux tomes de Gosho, sans aucune honte.

Et les éditeurs ne s'y trompent pas. De nos jours, Tokubetsu Hen a beau être arrêté (un tome par an seulement en 2012 et 2014, pas de tome en 2013 ni d'annonce pour la suite en 2015), il sort chaque année des adaptations en manga de films Conan, une nouvelle méthode des éditeurs d'exploiter la licence Conan.
En 2012 est sortie l'adaptation la plus plébiscitée des lecteurs, celle du film 3. Le Magicien de la Fin du Siècle a été adapté en trois tomes, par Abe et Maru. Début 2013, c'est Le Chasseur Noir de Jais, le film qui avait fait le plus de recettes en cinéma à cette époque-là, qui a été adapté (encore trois tomes)



En fin d'année 2013, c'est Lupin III vs Conan (le téléfilm de 2009) qui a été dessiné en manga, pour faire la promotion du film éponyme. Il n'a cette fois-ci qu'été adapté en un seul et unique tome, à cause, ou grâce, à la simplicité du scénario. Certaines scènes ont été coupées, d'autres rafistolées, et voilà, LIIIvsDC en manga.
De juin à septembre 2014 ont été publiés dans le Shônen Sunday Super (un mensuel de Shôgakukan) les chapitres qui composent le film 1 en manga. Tout comme pour l'adaptation de LIIIvsConan, tout le film ne tient qu'en un seul tome, avec quelques scènes supprimées pour fluidifier l'action.
La dernière sortie en manga d'un film Conan est Lupin III vs Conan : The Movie, début 2015, en deux volumes. Aucune scène coupée, l'histoire a été suivie quasiment à la lettre, et on peut voir l'évolution du style du couple Abe/Maru. Les dessins sont magnifiques, les décors aussi, le storytelling parfait, c'est du tout bon.
Le film 18 est en ce moment-même en train d'être publié dans les volumes de 2015 du Shônen Sunday Super, et une version en manga sortira en fin d'année (nombre de tomes pas encore annoncé). On peut espérer qu'Abe et Maru soient toujours aux commandes, et qu'ils se soient entraînés à dessiner Subaru, Masumi et Akai...

En règle générale, Tokubetsu Hen est une série à acheter lorsqu'on a envie de tout voir de Détective Conan. Il y a des scènes d'action, des très bons mystères (et des moins bons), des scènes romantiques (fans de ShinRan, vous êtes servis), et même Ran en maillot de bain tous les trois tomes. Parce que les assistants n'ont pas les mêmes contraintes que Gosho. :p

Cette série a laissé tout de même quelques traces dans le paysage Détective Conan actuel.
 Les épisodes 86 et 113 sont souvent comptés comme fillers, mais ils sont bel et bien tirés de Tokubetsu-Hen. Le gadget introduit dans l'épisode 86, le Cahier Electronique, n'a malheureusement plus jamais fait d'apparition. A ce jour, aucun autre épisode n'a été adapté de la série parallèle, et c'est bien dommage.

Le plus visible ces dernières années reste donc les adaptations des films en manga. Abe et Maru ont, à eux seuls, dessiné 10 tomes de Conan adaptant les films (film 1, film 3 partie 1, 2, 3, film 13 partie 1, 2, 3, LIIIvsDC, LIII vs DC : The Movie partie 1 et 2), ainsi qu'au moins un nouveau tome pour le film 18 dans les mois qui suivront. On regrette cependant  l'absence des sorties bimestrielles de nouveaux tomes Tokubetsu Hen.
 Les éditeurs sont bien lancés, et ne comptent pas s'arrêter.